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Se retourner, creuser sa mémoire, aller vers Soi

© Association Récits

 

Hommage à Annick de Souzenelle et Charles Juliet

Marie d'Hombres


Cet été, deux grands auteurs nous ont quittés : Charles Juliet en juillet, Annick de Souzenelle en août, chacun.e au terme d'une vie d'écriture et de recherche insatiable sur les sources de l'être, sur ce qui nous anime, nous relie, nous porte par delà nos singularités. Chacun.e entrainé.e par un puissant appel intérieur, emporté.e par la soif de comprendre et transmettre le cœur de l'expérience de vie.

Je n'ai lu que certains de leurs textes. Mais chaque lecture a été une source de méditation et d'inspiration qui imprègne la manière dont je conçois, agis et vis mon travail d'auteure, d'accompagnatrice biographique et de formatrice.

Donc j'ai envie de leur rendre hommage.

 

Charles Juliet, écrire pour renaitre à soi-même

Depuis quarante ans, Charles Juliet publiait, en sus de ses autres textes, des extraits de son journal (10 tomes), aux titres révélateurs  : Ténèbres en terre froide – Traversée de nuit – Lueur après Labour – Accueils – L'Autre faim – Au pays du long nuage blanc - Lumières d'Automne – Apaisement – Gratitude – Le jour baisse. Quelle traversée ! Quelle beauté finale dans cette lumière qui apparaît à l'automne de sa vie et devient gratitude avec l'hiver !

Charles Juliet est le matériau de son écriture, qui est expérience de restitution du vivant, descente dans les strates de l'inconscient et la mémoire... Ce qui implique d'avoir le courage d’entrer en solitude, d’être tenace, d’endurer ce qu’il y a lieu de vivre. « Le face-à-face avec soi vous brise, vous fait traverser des moments terrible », écrit-il. 

Alors pourquoi en passer par là ?

Parce que par le singulier et l’intime, on accède, pas à pas, à l’universel et à l’autre : C’est dans notre part la plus singulière, qui est la plus vraie de nous-mêmes, que l'on rejoint ce qui est commun à tous. Tant qu’on reste dans le particulier, dans l’anecdotique, dans le circonstanciel, ce qu’on écrit est sans intérêt.

Lorsque Charles Juliet entreprend d'écrire, c'est « mû par une nécessité intérieure ». Il abandonne alors ses études de médecine et s'y consacre à plein temps, en néophyte. Commence une longue descente en soi, qui passe par la solitude extrême et un face-à-face douloureux avec son intimité, un passage par la haine de soi pour apprendre à s'aimer.

« Il faut parfois toute une existence pour parcourir le chemin qui mène de la peur et l’angoisse au consentement à soi-même. À l’adhésion à la vie. » (La lumière des saisons).

Après avoir tourné autour de sa jeunesse, des longues années d’apprentissage dans l’École militaire d’Aix-en-Provence, des séparations, de sa solitude, de l’amitié et parfois de l’amour, de la cruauté du monde adulte, il revient dans son livre, Lambeaux, sur le centre de sa douleur : la double séparation d’avec sa mère naturelle et d’avec sa mère adoptive. Trois mois après la naissance de son enfant, la mère fait une tentative de suicide et est internée dans un asile psychiatrique où elle meurt pendant la seconde guerre mondiale. Le bébé est alors placé dans une famille de paysans.

Dans ce texte, Juliet revient sur la souffrance de sa mère d'avoir été sans cesse détournée de ses désirs : sortie du système scolaire pour aider sa famille malgré son amour pour les études et l'écriture, brutalement arrachée à son jeune amoureux mort de tuberculose. Quelques années plus tard, elle accepte d'épouser un homme de son village ; quatre enfants naissent, 3 mois après le dernier, elle tente de se donner la mort et est enfermée en asile psychiatrique où elle meurt huit ans plus tard, de faim, comme les 40 000 internés exterminés lentement par le gouvernement.

« Pendant longtemps, j’aurais été incapable de dire ce qui se trouvait à la source de cette nécessité intérieure. Une brume impénétrable rendait cette source invisible. Mais la brume a fini par se dissiper et je pense maintenant que cette nécessité a ses racines dans mon enfance. Je l’ai découvert en écrivant Lambeaux, un récit autobiographique qui m’a conduit à élucider certaines choses me concernant. »

Alors écrire pour quoi ?

Charles Juliet répond : 

« Pour se libérer, pour être moins seul. Pour parler à mon semblable. Pour chercher les mots susceptibles de le rejoindre en sa part la plus intime. Des mots qui auront peut-être la chance de le révéler à lui-même. De l’aider à se connaître et à cheminer ».

« Pour susciter cette mutation qui me fera naître une seconde fois. Écrire pour devenir toujours plus conscient de ce que je suis, de ce que je vis. »

« Pour s’affranchir de tout ce qui enferme, sépare, asservit. Faire rendre gorge jour après jour à cet être dur et mauvais qui réside en chacun. Cet être sans bonté qui naît de notre égocentrisme, et plus encore sans doute de la peur, de nos peurs, lesquelles nourrissent cet aveugle besoin de sécurité, de puissance et de domination, d’où résultent tant de ravages. Travailler sur soi. Éliminer la peur, les peurs. Pour découvrir que l’autre est un autre toi-même. Que tu n’as ni à le dominer ni à l’exploiter. Que nous avons à nous connaître, nous respecter, nous entraider. Si possible nous aimer. »

 

Annick de Souzenelle, aller vers soi

Alors qu'elle exerce le métier d'infirmière anesthésiste, Annick de Souzenelle découvre la philologie hébraïque et la spiritualité de la Cabbale. Dans son premier livre édité en 1977, De l'arbre de vie au schéma corporel, le symbolisme du corps humain, elle s'attelle à associer les différentes parties du corps à leurs symboles : symboles oubliés que l'on peut retrouver dans les textes sacrés, à l'intérieur des mots, des lettres, des signes ouvrant vers d'autres interprétations, d'autres voies de sens et, in fine, nous conduisant vers la dimension ontologique, essentielle de l'homme, sa condition d'être entre Ciel et Terre, sa verticalité.

« Chacun est comme un fruit dont seule l’écorce, la peau, nous est immédiatement accessible ; mais celle-ci cache et protège la pulpe, la chair, voire le noyau. C’est là, en ce qui est caché, qu’est le vrai message ; celui-ci nous révélera une loi selon laquelle nous ne pouvons voir l’autre qu’en fonction de ce que nous voyons de nous-même. » 

Dans ses textes et nombreuses conférences, elle nous propose de réintégrer cette verticalité intérieure, en considérant le cheminement de chacun.e comme un parcours vers le noyau divin de l'être, itinéraire parsemé d'épreuves, à l'image des étapes qui jalonnent celui du héros dans les mythes et les contes, au travers desquels l'être s'éprouve, apprend, et tente de se dépasser, d'atteindre un nouveau niveau de conscience.

« L'homme ne met pas d'obstacle au cheval pour qu'il tombe, mais pour que, dépassant l'obstacle, le cheval se dépasse.(...)

De même, dans les arts martiaux orientaux, l'adversaire n'est pas l'ennemi ; il est celui qui s'oppose à un homme pour qu'en celui-ci, face à cette résistance, jaillisse une dimension nouvelle de lui-même. 

Cela suppose de reconnaître en chacun un potentiel immense : ce « tout autre », invisible, inconnu, cosmique (…) constitué de forces contraires, dont l'une exige et l'autre empêche, ralentit, retarde... L'objet exigé atteint trop tôt ne pourrait être assumé. Retardé par la force opposante, il oblige celui en qui se joue le débat à se retourner vers de plus grandes profondeurs en lui-même pour y bâtir des structures propres à l'information plus dense qu'il y puise. Retardé encore, il renvoie plus loin encore et l'Homme conquiert des espaces de plus grande conscience. » (L'Egypte intérieure)

Inspirée par C.G. Jung, Annick de Souzenelle relie le devenir de l'être à son accomplissement, qui n'est autre que l'intégration progressive (à la conscience) des forces inaccomplies contenues formant nos ombres. Mise en relation avec les énergies obscures, le mal dont je/tu souffre/s et que je/tu projette/s sans cesse sur l'autre tant qu'il agit à un niveau inconscient : Autant de mots, de points figés, de nœuds, de peurs, de traumas enfouis et refoulés, qui génèrent la honte et le rejet, la haine et la violence, et entravent l'accomplissement de l'être.

« L’Homme est fondamentalement celui qui est capable de se souvenir de cet abîme. Le mot hébreu “mâle” s’écrit comme le verbe “se souvenir”. Dans son pôle “mâle” l’Homme se souvient de son pôle “femelle”, lequel est, en traduction littérale, un “trou”, un trou sans fond, un cosmos infini peuplé d’énergies potentielles jouant autour d’un noyau. Ce noyau est l’image divine qui nous fonde. Semblables aux électrons qui tournent autour du noyau de l’atome, ces énergies, appelées “inaccomplies” dans le langage biblique, sont activées par leur noyau, l’Image divine qui les appelle à l’accomplissement. » 

 

« Va vers toi ! » proclame A. de Souzenelle en titre de l'un de ses derniers ouvrages. Va « vers ce pouvoir créateur et transformateur, retourne-toi ; vers ta terre mère des profondeurs, cet autre « côté » de toi, retourne-toi ! Car au cœur d'elle est ton fondement, le saint NOM YHWH, pôle d'exigence créatrice « JE SUIS ». » (L'Egypte intérieure)

 

Histoire de vie et écriture biographique : Soi-même comme un autre

Charles Juliet et Annick de Souzenelle nous incitent au même mouvement, celui du retour à soi pour advenir par un processus d'alchimie intérieure, de connaissance profonde. 

Loin d'être une démarche narcissique, autocentrée, celle d'un moi tout-puissant tourné vers le désir de possession, de domination, de prestige, la démarche évoque la formule de Socrate : « Connais toi toi-même et tu connaitras l'univers et les dieux » .

Elle renvoie aussi à l'idée de retour du chemin emprunté au cours des premières décennies de vie, selon un double mouvement Yang de croissance et Yin de décroissance : l'être qui se développe et grandit en tant qu'enfant, puis adulte, est porté par une énergie allant de l'intérieur vers l'extérieur, il découvre le monde, en fait l'expérience, le joue, progressivement s'en saisit, apprend à le connaître en le séparant de lui-même, à en décoder les lois, à l'utiliser, à se faire une place. 

Le retour est chemin inverse, de même qu'après le printemps et l'été, la sève des arbres descend sous la terre, l'être en vie se retourne dans ses profondeurs et ses racines, vers son manque propre, ce trou présent au cœur de chaque être, vide d'où jaillit la soif de plénitude et d'absolu. C'est un autre moi qui appelle, une voix de connaissance de Soi et de reconnaissance, répondant à un autre désir : celui de s’élever, de grandir, de toujours dépasser l’ego, de se transcender.

« "Briser le moi" est une chose qui m’obsède. Oserais-je le dire que je ne pense qu’à cela ? […]
Cette instance qui m’enjoint de travailler à m’affranchir du moi, je n’éprouve pas le besoin de la référer à un dieu. Absolument pas. J’ai au contraire le sentiment que cela la dénaturerait. Le fait qu’elle soit vécue en dehors de cette référence ne lui ôte rien. Certes, ce besoin, inscrit dans l’homme depuis le fond des temps, a engendré les religions, mais il ne s’assortit pas nécessairement d’une croyance. Je n’ai nulle croyance.Il ne faut jamais perdre de vue ce manque qui est notre lot. Cette attente d’on ne sait pas trop quoi, que rien ne vient combler.[…] Pour moi, cette soif de plénitude est une réalité constante. J’écris pour essayer d’atteindre cela, et même en sachant que je n’y parviendrai pas, je sens que ma vie entière sera soumise à cette soif. Tout me semble impliqué dans cette aventure-là. On ne trahit rien en la vivant. Depuis que j’écris, je suis à la recherche de cette connaissance, qui, plutôt qu’un savoir d’ordre intellectuel, est un état de lumière et de vastitude. Il s’agit parfois d’une extrême légèreté intérieure où l’on se sent apte à comprendre ce qu’ont éprouvé les grands mystiques. Il est vrai que, en revanche, il y a des moments d’aridité où toute référence s’effondre, où on n’est plus souffrance. » (Charles Juliet)

L'histoire de vie est un mot fourre-tout. On en fait ce que l'on veut, tout dépend de l'intention. Quel lien y-a-t-il entre le story-telling, les confessions de St Augustin, les anecdotes racontées sur un blog et le récit de vie que doit fournir un migrant dans le cadre de sa demande de statut de réfugié ? 

Aucun.

Ce qui différencie ces différentes pratiques, c'est le sens de la démarche, sa direction, mais aussi sa signification : vers l'extérieur, en vue de l'obtention de papiers, d'une promotion, d'un statut prestigieux ; afin de transmettre son histoire , celle des événements ayant jalonné la vie, celle d'une époque révolue. Ou vers l'intérieur, par nécessité, désir profond de connaissance, de dépassement, de compréhension de ce qui anime, de sens, parce que ça appelle, par besoin aussi de transmettre une sagesse acquise au cours des expériences vécues. Dans les demandes biographiques, les deux aspects s'entremêlent souvent : sous-jacent au désir de transmettre l'histoire du moi social, un appel puissant venu d'on ne sait où. 

Dans mon expérience de recueil biographique, au fil des entretiens, je rencontre régulièrement deux étapes. La première est celle où l'on déroule les expériences et les souvenirs, en s'appuyant sur la chronologie. On se raconte et parfois, on s'enroule dans l'histoire que l'on se raconte.

Puis vient, si la personne qui raconte accepte de se lancer, la plongée : alors on creuse la mémoire, à la rencontre d'autres interprétations, d'autres événements passés sous silence, oubliés. Alors on explore le sens, l'épreuve du vivant : la maladie et la mort, les accidents et les déceptions, la joie et la souffrance, la chute des illusions ; et ce que tout cela abrite de frêle et puissante connaissance. Alors surgit dans le récit ce qui tente de se faire entendre, connaître et reconnaître, fragile mouvement d'une âme, blessée évidemment, en retrait parfois, n'aspirant qu'à rayonner sa lumière.

« À l'intérieur de l'enfermement de l'enfermement brille une lumière infime, inconnue, enclose en une trace aussi fine que le trou d'une aiguille, frémissement secret de la Pensée. » (...) Tout est dans le secret d'un Point enfoui et caché. Le point étincelant, origine de la lumière constitue le mystère suprême. » (Zohar)

Il est possible qu'en parlant ainsi, désireuse de donner à tout cela un poil de mystique, je sublime et j'invente, qu'importe. Pourvu que cela fasse écho à d'autres que moi-même. J'aime comparer le processus qui se produit au cours de ces entretiens à un élagage de jardin : en dévidant les expériences de la vie, le récit nous permet de se décharger de la multiplicité des expériences pour rencontrer, en dessous, l'eau qui abreuve, la terre qui les porte et au dessus, le ciel qui les appelle. L'expérience du vivre.

De même, dans les ateliers d'écriture collective, c'est bien, je crois, ce qui se produit au cours des écritures et des partages de textes. La plongée au cœur de son intimité puis d'intimités d'autres que soi dévoile autant qu'elle révèle : chacune se dévoilant est entrainé par le dévoilement des autres, chacun.e en se révélant est nourri des révélations autres. Car l'écriture nous entraine en des lieux insoupçonnés, inconscients, libérateurs, porteurs non seulement de connaissance, mais aussi de lien à l'autre, « pour découvrir que l’autre est un autre toi-même. Que tu n’as ni à le dominer ni à l’exploiter » écrit encore Juliet.

Par le mystère de l'écriture, les mots gonflent, se relèvent et se mettent en mouvement. Ils dansent, ils vibrent ensemble. 

Merci Chère Annick de Souzenelle, cher Charles Juliet, d'avoir guidé mes pas dans ma voie.x intérieure.

« Pénétrer la pulpe, au-delà de la coque, atteindre au cœur des choses, en ouvrir le noyau pour en libérer l'énergie, cela ne peut se faire par seule voie extérieure si ce n'est en reconduisant le geste dont fait part le mythe de l'exil (appelé “chute” dans le langage religieux), alors que la voie intérieure dont seul dans la création l'Homme est capable, le conduit au cœur de lui-même et le fait alors entrer en résonance. » (Annick de Souzenelle - Pour une mutation intérieure).

Marie d'Hombres

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