"Si je n'écris pas les choses, c'est un continent qui disparaît."
Georges Perec
“ Quelle illusion de croire qu’on peut dire la vérité, et de croire qu’on a une existence individuelle et autonome !... Comment peut-on penser que dans l’autobiographie c’est la vie vécue qui produit le texte, alors que c’est le texte qui produit la vie !... ” Philippe Lejeune
"Devenez propriétaire de votre vie ! Chacun est convié à l’accession à la propriété individuelle de sa vie, à construire un pavillon d’écriture sur son petit lopin d’existence ” écrit Philippe Lejeune. Effectivement, l'engouement pour le récit de vie à l’époque moderne participe en partie à la construction d'un sujet bourgeois, formaté, se berçant d'une sorte d'idéologie biographique truffée d'illusions sur le "Je" (cf. Bourdieu), portée par une succession d'événements dépourvue de sens. Un récit au fond sans autre intérêt que celui de faire état d'une nouvelle performance au fil d'un parcours marqué par l'accumulation d'expériences diverses et teinté d'un fond narcissique.
Pourtant, le récit de vie peut aussi être bien plus que cela. Tout dépend ce qu'on en fait, ce que l'on veut en faire, au service de quel projet il se déploie. Est-il un simple outil de réagencement ou un véritable lieu de réflexivité? Est-il destiné à un projet sociologique, s'inscrit-il dans un dispositif de formation ou un projet institutionnel ? Est-il porté par la narration orale? l'écriture? des supports graphiques ou théâtraux? Relève-t-il d'un projet individuel ou collectif? Que veut-on en faire (un livre, un documentaire sonore, un film, une pièce de théâtre, un document destiné à une recherche-action ou au service d'une étude...)?
Les usages sont donc multiples et de même, la portée de l'approche biographique varie en fonction de l'intention. Elle peut être immense car un récit de vie interroge les fondements, les valeurs, le sens. Elle invite chacun à une plongée en soi. Elle tire sa puissance de sa capacité à permettre l'échange d'expériences vécues et de ce processus de réflexion et d'échange émerge une "vérité d'expérience", à la fois multiple et unique.
De la vie au récit : "soi-même comme un autre"
La "vie". Dans toutes les vidéos, il y a d'abord cette image : des millards de spermatozoïdes agités navigant vers leur ultime finalité : l'ovule. Comme si tout commençait ainsi, sans préalable. L'un plus hardi, plus têtu, plus costaud – à moins qu'il ne soit choisi, destiné - pénètre et hop, voilà l'union, aussitôt la division cellulaire puis la différenciation-spécification cellulaire jusqu'à la formation d'un corps organique parcouru de milliers de canaux sanguins, nerveux, lymphatiques, tissulaires animés par des impulsions électriques. Une prodigieuse mécanique donc, qui se poursuit au fil des années, permettant aux milliards de cellules de se renouveler en permanence ; elles meurent, de nouvelles se créent et ainsi va la vie du corps, déjà, dans ce mouvement incessant vie-mort-vie-mort ; certaines vivent plus longtemps que d'autres, mais toutes finissent par se dégrader pour laisser place aux petites nouvelles qui poussent, poussent et remplacent.
La vie, c'est aussi cette succession d'événements, de pensées, d'émotions, d'expériences que l'on vit chaque jour, chaque minute. un « ensemble d’événements singuliers se déroulant entre la naissance et la mort » (G. Politzer) .Un tourbillon de choses attendues et inattendues. Vaste bazar que l'on passe son temps à ranger, oublier, trier pour éviter la confusion. C'est, un peu à l'image du fonctionnement cellulaire, un mouvement incessant de création et dégénérescence. Et la vitesse de la succession est à la mesure de la densité matérielle et subtile : ainsi, les émotions, les pensées, fusent, partent en tous les sens quand toujours, en contrepoint, apparait le besoin de les canaliser et structurer.
Mais la vie n'est-elle pas autre chose que cette succession d'événements entre la vie et la mort ? Commence-t-elle réellement sur cette image : les spermatozoïdes se précipitant avec l'ovule ? Et pourquoi, à chaque naissance, les récits, les légendes et les rêves investissent-ils à ce point, en silence et en mots, le nouvel arrivant ? Comment ne pas prendre en compte, dans l'histoire d'une vie, ce qui ne cesse aussi de l'animer, parfois de la mener : références à des ancêtres, à un ou des dieux, le lien aux autres, toutes ces voix intérieures qui forment en nous un véritable orchestre (plus ou moins accordé)? Comment ne pas voir dans cette mécanique le souffle prodigieux du vivant, son mystère?
La vie, donc, à la fois réalité vécue et grand mystère.
L'ordre des mots n'est pas l'ordre des choses
Si l'on a besoin de mettre en forme notre expérience sous la forme du récit, c'est au moins pour deux raisons : non seulement parce que celui-ci permet d'articuler après coup le chaos des événements en leur donnant du sens, mais aussi parce que les événements vécus relèvent à la fois du subjectif et du social, ils ont une portée métaphorique, partageable : le récit est une « structure malléable » qui convertit une expérience singulière ou individuelle en un discours collectif.
« Raconter sa vie relève de l’équilibrisme. Le récit doit, d’un côté, convaincre que l’on jouit d’une certaine autonomie, que l’on dispose d’une volonté propre, d’une liberté de choix, que certaines possibilités s’offrent à nous. Mais il doit aussi nous relier au monde des autres, aux amis et à la famille, aux institutions, au passé, aux groupes de référence. (…) Tout indique que nous ne pouvons nous passer d’aucun de ces deux aspects : engagements et autonomie. Toute notre existence consiste à maintenir un équilibre entre les deux. Les récits de vie portent la trace de cette tension.»
J. Bruner, 2002, p.70
Par sa dimension narrative, il intègre le changement, le désordre et l'ordonne après coup en faisant rentrer dans l’ordre l’imprévu, l’inattendu. Il répond à la question : « qu’est-ce que tout cela signifie ? ». Et il crée une "synthèse de l'hétérogène" (Ricoeur), un lien entre le "là bas et alors" du récit et "l’ici et le maintenant" du moment où il est raconté.
Car au moment où nous vivons les événements, ils sont encore des faits divers de la vie, sans liens, parfois illogiques et contradictoires. En dehors de leur place dans la chronologie, ces événements et ces expériences n'ont pas de signification claire et rationnelle, ils adviennent. C'est seulement avec le recul temporel qu'on peut en apprécier la portée, c'est dans le futur que cette portée se livre. Et c'est le récit qui fait apparaître le sens et la logique de ce qui n'est au départ que désordre.
Or, c'est ici, que débute l'histoire de vie : dans le travail de ce matériau énorme que l'on va sélectionner, trier, hiérarchiser. L'ordre des mots n'est jamais l'ordre des choses : la narration opère un travail de structuration et l'histoire un travail d'analyse et de réflexion afin d'agencer la suite de ces événements en totalité ouverte, c'est-à-dire provisoire et inachevée parce que située elle aussi dans le présent du récit. « L’Histoire elle-même n’échappe pas à la perspective qui domine son récit » (J. Bruner).
La narration intègre une dimension essentielle de l'identité : le temps vécu, donc le changement. En effet, l'identité n'est pas fixe, invariable dans le temps, mais elle s'inscrit dans une histoire, celle d'un soi en devenir, animé de changements permanents ("succession de petites morts" - Simone de Beauvoir) qui malgré tout cherche à se maintenir dans le temps qui passe. Pour savoir qui je suis, je dois intégrer cette histoire, revenir sur ma propre histoire, me raconter. Ainsi, le récit articule le temps de la vie, de l'âme, le temps en moi et le temps hors de moi, le temps du monde.
D'où l'intérêt, à mon sens, de travailler les récits de soi en petit groupe : à la fois pour "offrir" sa propre expérience et "recevoir" celle des autres : le lecteur fait du texte un lieu de résonance et d'altération.
Reconstituer son passé, partir de la mémoire psychique et déposée dans le corps, pour pouvoir me projeter dans l'avenir. Se raconter par des bribes qui, comme un puzzle, reconstituent un récit permettant d'orienter l'avenir.